Foucault contre lui-même
La déprise de soi
François Caillat est cinéaste, auteur depuis une trentaine d'années d'une dizaine de films, en particulier des essais documentaires portant entre autres sur Julia Kristeva, J.M.G. Le Clézio, Peter Sloterdijk, Aragon, Malraux et Drieu La Rochelle, dernièrement sur Édouard Louis. En 2014, François Caillat consacre un film à Michel Foucault à partir d'entretiens menés en compagnie de quatre intellectuels pour lesquels le travail accompli par le philosophe aura été déterminant.
L'historienne Arlette Farge, le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie, l'historien de l'art Georges Didi-Huberman et le chercheur en littérature française Leo Bersani ouvrent plusieurs pistes dédiées à caractériser l'événement Michel Foucault, permettant notamment d'apprécier la singularité d'une trajectoire philosophique interrompue par le sida en juin 1984.
Quatre mouvements (une fugue)
On pourrait déjà commencer par souligner quatre mouvements caractéristiques d'un geste philosophique original, dont la cohérence et la singularité sont cependant marquées par l'hétérogénéité de ses matériaux, la discontinuité de ses élans et un désir renouvelé de changer de braquet en bouleversant les perspectives. Penser pour Michel Foucault aura en effet toujours consisté à penser contre lui-même. Penser contre soi, c'est donc se déprendre de soi pour mieux se réinventer dans la réinvention de ses objets. Penser c'est avoir la bougeotte et savoir se déplacer entre les lignes. Penser c'est changer de place, c'est fuguer comme on parle de fugue en musique.
Le premier mouvement porte sur la question fondamentale du pouvoir. Les disciplines diversement mobilisées, philosophie et histoire, médecine et droit, art et politique, témoignent d'un désir de penser le pouvoir en tirant de la variété des contextes une variation des perspectives. Tantôt la logique du pouvoir est exclusive quand elle voue au hors-champ les minorités, fous, homosexuels et prostitués, interdites de cité (Histoire de la folie, 1961). Tantôt le pouvoir est inclusif en montrant avec la sexualité le versant positif d'une discursivité encouragée, comme c'est le cas de l'aveu pour l'Église catholique avec le premier volume de L'Histoire de la sexualité (La Volonté de savoir, 1976). D'un côté le pouvoir réduit au silence, de l'autre il fait parler, il avoue en invitant à avouer. Le concept de « biopolitique » embrassera ainsi les deux versants, expérimenté dès la seconde moitié des années 70 quand l'État se comprend moins comme le souverain qui donne la mort que comme le grand gestionnaire du vivant.
Le deuxième mouvement s'intéresse à la personne double de Michel Foucault, à la fois penseur et militant, le chercheur à qui l'institution offre en 1970 une chaire au Collège de France et l'activiste du Groupe d'Information sur les prisons (GIP). Défendre la conception d'un « intellectuel spécifique » face à l'« intellectuel total » représenté alors par Jean-Paul Sartre, ce n'est pas avoir réponse sur tout, mais être aux aguets des lignes de fuite de la conflictualité sociale, intempestives.
L'Homme (avec un grand H) est l'objet du troisième mouvement, celui d'une critique radicale recoupant celle du sujet dont la tradition s'est fixée à l'époque de la Renaissance, et dans la philosophie avec Descartes. Continuateur de Friedrich Nietzsche et contemporain du structuralisme alors porté par Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault annonce la mort de l'Homme dont la figure n'est après tout qu'une construction historique circonstanciée, dissoute par les sciences sociales et fondamentales rappelant au sujet qu'il est une invention discursive relativement récente dans l'Histoire, même si sont indiscutablement performatifs ses effets. C'est le temps du grand livre polémique, Les Mots et les Choses (1966), notamment critiqué par Sartre avant que les deux philosophes ne partagent des causes communes après Mai 68. Foucault lui-même va opérer une révolution dix ans plus tard en revenant à l'époque de l'antiquité gréco-latine pour y voir la production des manières d'être un sujet. Les modes de subjectivation sont ainsi des manières éthiques et esthétiques comme l'indiquent les volumes 2 et 3 de La Volonté de savoir (L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi, 1984).
Le quatrième élan, enfin, est celui d'un autre type de déplacement, l'intellectuel de premier plan étant aussi un homme qui fraie dans les marges. Le souci de soi n'est pas qu'un sujet d'étude, il a été celui d'un philosophe qui a construit son existence sur deux plans : la reconnaissance publique mais dans le refus de l'académisme ; les conférences universitaires données entre deux fréquentations des milieux underground et des bars SM et gay. Finalement, Michel Foucault qui s'est attaqué aux soubassements indiscutés de la culture, donnant à penser certains objets en refusant aux autres de l'être, est un penseur à la fois archéologique et nomade. La pensée foucaldienne est donc une archéologie doublée d'une fugue qui aura répondu positivement à l'atopie caractérisant pour Socrate le philosophe, ce migrant de l'esprit.
Penser : apprendre à fuir, percevoir l'intolérable, savoir trancher
La tâche de la pensée assignée par Michel Foucault consiste à débusquer les mécanismes dissimulés du pouvoir. Par exemple en montrant comment l'humanisme, cet ensemble discursif d'énoncés et de représentations qui a émergé avec la Renaissance, a été une technique du pouvoir écartant de la figure de l'Homme ses mauvais sujets, fous et racisés, minorités sexuelles, vagabonds et prostituées. D'un côté, la critique foucaldienne porte sur les modèles classiques du sujet, de la conscience et de l'intentionnalité. De l'autre, les savoirs se comprennent comme autant de pouvoirs et la question décisive tient à alors se demander comment produire à partir d'eux, avec eux et contre eux, des effets de libération sans reconduire des mécanismes de maîtrise et d'exclusion, de fermeture et d'oppression.
Moyennant quoi, on devra en conclure qu'il n'y a pas un pouvoir mais des pouvoirs, des pouvoirs antagonistes et disséminés partout, qui produisent autant de la contrainte que de la liberté, créant assujettissement et subjectivité. Il n'y a pas sujet sans pouvoir et si la perspective philosophique est pluraliste, elle verra comment le pouvoir est pluriel en ayant toujours deux côtés, positif et négatif. C'est pourquoi le grand adversaire théorique de Michel Foucault est la tradition classique de la philosophie politique, marquée par Hobbes et Rousseau, Kant et Hegel, qui restreint dans la sphère exclusive de l’État le pouvoir qui se joue partout dès qu'il y a de la relation, et tous les modes relationnels dont l'Histoire est sédimentée. Dès qu'il y a social, il y a rapport de force et dès qu'il y a pouvoir, il y a toujours résistance.
Il suffit de poser la question stratégique des archives et voir la manière dont Michel Foucault s'y est intéressé, lui qui disait ressentir une véritable « vibration physique » face à des blocs ensommeillés d'histoires cristallisées et fissurées qui racontent comment les sujets sont le produit de résistance historique aux diverses techniques de pouvoir que le philosophe aura qualifié aussi de dispositif. Pensons ainsi aux lettres de cachet, ces ordres du Roi afin d'embastiller sur demande des individus, ont ainsi été appropriées dans le courant du 18ème siècle par des gens humbles afin de régler des problèmes familiaux internes. Voilà donc qu'il y a de l'histoire qui n'est pas affaire de chronologie mais d'une « événementialité » qui se joue autant dans l'apparition des dispositifs de pouvoir qu'avec l'émergence imprévisible de leurs usages originaux.
On pourrait ainsi avancer que le foucaldisme est un marxisme mais sans lutte de classes, sans subordination à la dialectique matérialiste, à l'historicisme ou à l'économisme. La société s'y présente comme une guerre permanente et omniprésente, de basse ou moins basse intensité, dans les individus et les groupes comme entre eux, à l'école et au travail, en prison et à l'hôpital. La fugue philosophique de Michel Foucault est l'extension à des objets infâmes du gai savoir cher à Nietzsche.
Comme l'a dit Gilles Deleuze qui a été son ami, Michel Foucault a été un voyant. Le philosophe savait autant trancher dans les discours et les savoirs, les représentations et les énoncés, qu'il était sensible à l'intolérable caractérisant le moment présent, cette actualité que l'on vit sans la penser et dont il faut saisir l'historicité critique. Penser tient donc à avoir prise sur le réel tout en sondant le sol invisible qui le constitue. Penser c'est trancher, non pas pour clore le débat mais au contraire pour ouvrir au sens : c'est se déprendre de soi-même. Et, pour qui a connu Michel Foucault, la déprise a été autant une sensibilité extrême à l'intolérable qu'un rire inoubliable.
Saad Chakali et Alexia Roux, le 10/02/2023
Nurith Aviv, entre les langues
Nurith Aviv est la première femme avoir été reconnue directrice de la photographie par le CNC, c'était pour Daguerréotypes (1975) d'Agnès Varda. Elle a été depuis travaillé pour de nombreux réalisateurs, à nouveau et à plusieurs reprises avec Agnès Varda (par exemple Documenteur, 1981), puis Amos Gitaï et Jacques Doillon, René Féret et Jean-Marie Teno. Eyal Sivan, Ruth Beckermann et René Allio. Elle commence à tourner ses propres films en 1989. En 1997, elle réalise son premier long-métrage documentaire, Makom, Avoda. Elle est aujourd'hui l'autrice d'une œuvre d'une quinzaine de films dont la cohérence repose sur la rigueur des cadres alliée à la douceur des durées.
Plus d'une langue à côté de la mienne
Voir un film de Nurith Aviv, c'est toujours prendre langue avec sa réalisatrice. C'est-à-dire se tenir informé des rapports qu'elle entretient avec la question de la langue, question dont la singularité tient à sa pluralité. Qu'est-ce qu'une langue quand celle que l'on parle et qui nous parle, la langue que l'on habite et qui nous habite, n'est qu'une langue parmi d'autres, quand il y en existe d'autres ?
C'est pourquoi il faut lire ce que l'on n'entend pas à simplement le dire : prendre langue(s) s'écrit en effet ainsi. Car il n'y a pas qu'une langue, jamais. Il y a des langues – toujours plus d'une langue.
Voilà ce que nous entendons quand, à voir les films de Nurith Aviv, nous pensons à un « entre-langues ». Si la parole est la maison où l'être humain habite, on parle sa langue dans une pièce tout en sachant qu'on en parle une autre dans la pièce d'à côté, et d'autres langues dans d'autres pièces.
Faire tenir les images sur le bout des langues
Ce n'est pas affaire de polyglossie mais de plurilinguisme au sens où l'entendait Édouard Glissant (on ne s'étonne pas, alors, que Nurith Aviv ait reçu le Prix Édouard Glissant en 2009, un prix co-créé par l'Institut du Tout-Monde et l'Université Paris-VIII) : non pas que je parle plus d'une langue mais je dois me redire que quand je parle (dans) ma langue, un autre parle (dans) un autre langue.
Prenons son triptyque dédié à l'hébreu, qui n'est pas la langue maternelle de Nurith Aviv, même née en 1945 à Tel-Aviv, parce qu'elle a appris à parler avec ses parents à la maison la langue du pays abandonné, l'allemand : D'une langue à l'autre (2004) raconte comment l'hébreu, passé du statut religieux de langue de prière à celui de langue du quotidien, s'est imposé parfois durement contre les idiomes parlés par les émigrés partis en Israël ; Langue sacrée, langue parlée (2008) montre comment l'hébreu, en devenant par une décision politique qui a fait date une langue nationale, marque du sceau du religieux la société israélienne ; Traduire (2011) éclaire comment la tâche du traducteur de l'hébreu, de la littérature médiévale à la littérature moderne et contemporaine, consiste à faire passer l'idée qu'il n'y a pas traduction sans forçage et transgression de la langue maternelle.
Faire des images parlantes consiste pour Nurith Aviv à insister à les tenir et les faire tenir sur le bout des langues, langues mortes et ressuscitées, langues vivantes et survivantes, langues impures et sacrées, langues anciennes et jeunes, langues assassinées et créées, langues toujours dynamiques.
Langage, langue, parole ne reviennent pas au même
Une précision terminologique, qui est ici décisive : la langue ne se confond pas avec le langage. Le langage est la faculté de communiquer, qui n'est pas une propriété spécifique à l'espèce humaine comme on l'a récemment découvert avec les arbres. La langue en est, quant à elle, l'expression humaine, toute particulière. La langue est un système social, réglé et structuré de communication avec ses conventions. La parole est enfin l'utilisation personnelle, et parfois créatrice de la langue.
Même sourd, muet ou malentendant, un signeur, autrement dit un locuteur qui pratique une langue signée, parle quand il signe. Une parole muette est toujours une parole même si on ne l'entend pas.
Langue parlées, langues signées
Signer (2018) saisit en douceur en ressaisissant avec fermeté qu'il y a plus d'une langue dont la pluralité se joue selon deux versants, celui des langues parlées et celui des langues signées. Deux versants comme deux sphères à la fois autonomes et imbriquées, deux cercles sécants ou croisés.
Faire en cinéma des images parlantes c'est insister à les tenir et les faire tenir sur le bout des langues, langues mortes et ressuscitées, langues vivantes et survivantes, langues impures et dynamiques, langues jeunes et anciennes, langues assassinées et sauvées, langues parlées et signées.
Faire en cinéma des images parlantes qui soient en vérité des images parlées, c'est pour Nurith Aviv les raccorder à partir de l'écart qu'il y a entre les langues. Prendre langue(s) c'est tenir aux images en les faisant tenir entre les langues et c'est les raccorder à partir de l'intervalle qui est un écart, parfois contre, souvent avec, qui est toujours l'entre. L'antre des langues, c'est l'entre – l'entre-langues.
Comme les langues parlées, il y a plus d'une langue signée, qui sont pour certaines d'entre elles des langues émergentes. Aujourd'hui, il existe 7.000 langues et 25 disparaissent chaque année. Signer montre, à partir de situations concrètes qui font droit à un didactisme qui n'est jamais démonstratif, un archipel émergent de langues signées contrevenant, autant que faire se peut, à l'uniformisation culturelle et marchande qui est une dévastation organisée du patrimoine linguistique de l'humanité.
Les langues signées sont souvent jeunes ou peu connues, créoles, distinctes entre elles tout en pouvant partager des éléments communs. Elles ont pu avoir été aussi victimes de marginalisation et, si elles ont été reconnues tardivement, elles ne l'ont pas été partout, et pas par tous. On pourra en finir avec le cliché fautif d'un langage des signes universel, ce faux espéranto bon pour les muets.
Cultures israéliennes, arabes et bédouines
Signer en rend compte dans le contexte israélien : les langues signées sont porteuses de cultures ancestrales qui disparaissent, notamment une culture nomade, bédouine et arabe qui participe aujourd'hui à l'identité plurielle et composite de l'État d'Israël. En Israël, il y a en effet une langue signée officielle (ISL), il existe aussi une langue signée quotidienne moins bien considérée, le fa. On doit également sur des langues ayant émergé il y a un siècle dans les territoires palestiniens intégrés par Israël en 1948, particulièrement dans les villes arabes d'Al-Sayyid et Kafr-Qasem.
On se rend compte que l'ISL est une langue plus hospitalière que l'hébreu, langue d'État, en offrant en effet un meilleur accueil aux idiomes parlés par les émigrés venus en Israël pour s'y installer.
Comme souvent, Nurith Aviv a réalisé son film en tirant un fil de la pelote d'un film précédent. Avec Traduire et une exposition qui s'en est suivie, organisée par Barbara Cassin et la comédienne Emmanuelle Labrorit, s'est donc imposée la question des langues signées. Des rencontres successives, des discussions domestiques avec des familles plurlinguistiques, des recherches universitaires et interlinguistiques, un travail collectif de création théâtrale en guise de manifeste de paix interculturel, des allers et retours entre Tel Aviv, Berlin et Haïfa trament pendant une heure un film dont le geste est signé. Le filmage a en effet toute la frontalité nécessaire, sacrée, au respect des personnes entretenues, des figures et des visages avec lesquels on ne biaise jamais. La durée des plans n'est que celle d'une douceur sensible aux inflexions des voix et aux expressions du visages.
On remarque aussi que les sous-titres apparaissent au niveau du corps des signeurs, pour mieux favoriser une lisibilité des propos associée à la visibilité des corps parlant en langue signée. Quant aux travellings latéraux droite-gauche-droite, ils empruntent leur méthode à l'antique pratique du boustrophédon, ce modèle d'écriture inspirée de l'agriculture avec les sillons alternés du bœuf.
Une leçon signée Nurith Aviv
Mille questions font leur poussée, comme des fleurissements de la pensée. Après tout, ce n'est pas vraiment étonnant de la part d'une cinéaste dont le nom, Aviv, est associé au printemps, quand son prénom évoque en hébreu des petites fleurs, rouges et jaunes. Parle-t-on mieux en langue signée, avec moins de brutalité et plus de sensualité ? Et puis, est-on davantage disposé à user du code-switching pour parler comme le sociolinguiste William Labov, soit le passage d'un code à un autre ?
On redécouvre qu'il y a plus d'une langue dont la pluralité a pour double versant langues parlées et langues signées, que les langues sont impures ou créoles, qu'elles peuvent être relativement jeunes et que leur émergence, qui est moins considérée que l'inquiétante disparition des langues, défait les replis identitaires et les identités ataviques. Les langues sont alors de vivantes multiplicités que l'humain abrite, et qui lui donnent les insufflations nécessaires à faire un monde encore respirable.
S'il y a une leçon signée Nurith Aviv, elle serait la suivante : ne soyons ni sourds ni malentendants à notre condition de parlants qui, muets ou non, habitons nos langues en vivant dans l'entre-langues, le milieu des langues de l'autre que nous connaissons parfois si mal que nous lui faisons du mal.
L'Equipe de la Médiathèque vous propose une sélection de films dans lesquels Nurith Aviv a occupé le poste de réalisatrice et/ou le poste de directrice de la photographie :
Si vous souhaitez avoir des bases en langue des signes, plus particulièrement la LSF (Langue des Signes Françaises), n'hésitez pas à consulter à la Médiathèque ou en ligne :
Saad Chakali et Alexia Roux, le 19/11/2022
Le Prestige de Christopher Nolan, promesse tenue
Un tour de magie, c'est comme une pièce de théâtre classique : il y faut trois actes.
Le premier acte est celui de la promesse, qui est le temps de l'attente, et du désir allant avec.
Le deuxième acte est celui du tour proprement dit, qui déplie de l'ordinaire les ailes de l'extraordinaire.
Le troisième acte, enfin, est celui du prestige. Le tour est accompli, on a marché en rêvant de percer le secret du magicien.

Un tour de magie, c'est de la dialectique : un deux trois pour l'esclave et le maître qui est l'esclave de son esclave.
La magie est la dialectique à la portée des enfants, qui veulent positivement le leurre en le sachant tel, et dont l'émerveillement implique l'inquiétude du négatif, qui est la mortification engagée dans la découverte du truc qui l'évente au même instant.
La magie a besoin d'un savoir, celui que possèdent les magiciens et dont sont exclus leurs spectateurs. La magie ne marche alors qu'en différant le plus longtemps possible la volonté de savoir. Quand s'impose le triomphe de la technique à l'ère industrielle, et de la reproductibilité qui en est le corrélat dramatique, la magie devient le sauvetage de l'aura. C'est alors qu'elle devient tragique.
Un magicien l'emporte sur l'autre, on ne dira pas lequel. On dira seulement que la magie exige que l'on y sacrifie plus que quelques doigts. Le magicien (qui a réellement existé) Chung Ling Soo incarne ici la beauté mortifiante et tragique de la discipline.
Si Le Prestige est le plus beau film de Christopher Nolan, c'est qu'il est un autre tour de magie dont la magie est le sujet.
Adapté du roman éponyme de Christopher Priest, Le Prestige se dédie au duel entre deux magiciens de la fin du 19ème siècle, Alfred Borden et Robert Angier, anciens complices devenus ennemis mortels, partagés par une même obsession, une commune ivresse qui fait tourner la tête, celle de réaliser le tour de magie le plus fou, celui de l'homme transporté d'une cabine à une autre.
Les deux Christopher
Les deux Christopher
Le Prestige est, de tous les films de Christopher Nolan, celui qui joue le mieux du deux. Parce que dès qu'il y a deux, il y a possibilité pour que les délires narcissiques et mimétiques de l'un soient débordés par la prolifération de l'autre qui est multiple. Partout en effet, il y a des doubles, des frères et des sosies, des rivaux et des jumeaux, des amis et des ennemis. Même des clones ouvrant la reconstitution historique sur la science-fiction qui en aura toujours représenté le biais caché. Tout le temps, ici, il y a une narration dont les tours croisent les voix et les doigts, les carnets de notes et les perspectives. Faire bouillir la marmite de la rivalité mimétique c'est l'envisager sous tous ces aspects, les montages parallèles et alternés et les réversibilités de position et de temporalité, la lutte des magiciens qui s'apparente à une lutte des classes (Angier est l'aristo, Borden le prolo), et celle des inventeurs recoupant la division entre les tenants de la tradition (Borden) et les partisans de l'innovation (Angier).
Ce que le cinéma doit aux cabarets d'illusionnistes, il le rend à Méliès en en faisant un double de Nikola Tesla, rival d'Edison qui l'a été des frères Lumière. Et ce que le film doit aux vieux magiciens, et parmi eux on doit également compter sur l'acteur Michael Caine dans le rôle du vieux sage et sur David Bowie en roi pêcheur de l'électricité qui l'a d'abord été des gémellités, il le leur rend en montrant qu'un film est un tour de magie à l'heure des sorciers de la technique. C'est pourquoi Le Prestige montre ce qu'il raconte et raconte ce qu'il montre, chaque image se lisant dans les deux sens (une identité en cache une autre), à l'endroit et à l'envers (le gagnant du moment est le perdant du tour suivant), annonçant la couleur (c'est la promesse, qui est terrible, d'une pendaison pour l'un, pour l'autre d'une noyade) pour en déjouer les attendus (c'est le tour) afin d'en expliciter des enjeux, qui ont pour vertu de faire de la réflexivité un moyen au carré de leurrer les incrédules qui se croient protégés du leurre (voilà le prestige).
Le Prestige est l'archéologie du cinéma tel que Christopher Nolan le conçoit. Le cinéma qui se joue entre différents régimes de faux semblants, trucages à la caméra, raccords filmiques tenant de la prestidigitation et emploi au compte-goutte d'effets spéciaux numériques. Le cinéma qui est une mimesis doublée d'une passion rivalitaire (avec pour modèles à imiter et dépasser le cinéma d'Orson Welles ou des films comme Les Duellistes de Ridley Scott et Faux-semblants de David Cronenberg). Le cinéma qui est le théâtre d'une dialectique de la reconnaissance explorée comme un palais des glaces, avec effets de séduction et maîtrise dans la manipulation, propension baroque au trompe-l'œil et, déjà, "inception" (il faut voir en effet comment Borden souffle au sosie d'Angier l'idée de faire chanter son patron). Une affaire de fratrie aussi (le cinéaste écrit ses scénarios avec son frère Jonathan).
Le Prestige est un film acharné à sauver l'aura du prix élevé de la reproductibilité technique. Ce coût exige beaucoup de travail qui est celui d'une virtuosité qui n'est jamais gratuite. Beaucoup de plaisir aussi à voir se dérouler une vaste partie d'échecs durant laquelle les rois qui rivalisent (Christian Bale et Hugh Jackman n'ont jamais été aussi bons) ne craignent pas de sacrifier leur reine (Scarlett Johansson, Rebecca Hall et Piper Perabo). C'est pourquoi le film de Christopher Nolan s'adresse aux enfants que nous sommes encore, en reconnaissant en eux les uns qui veulent qu'on leur raconte encore des histoires en différant un savoir dont la révélation sera blessante, et ceux qui ont vu et tout de suite compris, et dont la lucidité est la fin de l'innocence.
De la promesse au prestige, l'aura aura été sauvée, mais avec le tour de voir dans la magie à l'heure de la modernité une tragédie.
Alexia Roux et Saad Chakali, le 14/10/2022
Marilyn Monroe, la nuit étoilée
Marilyn Monroe, on lui doit bien un tombeau comme celui que Stéphane Mallarmé a bâti pour Edgar Poe. On dira alors que la star hollywoodienne aura été une étoile si et seulement si on la voit comme elle est, comme elle aura toujours été : « Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur / Que ce granit du moins montre à jamais sa borne / Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur. »
Désastre et sidération
Marilyn Monroe nomme une sidération. La sidération qualifiait à l'époque des médecins de l'antiquité les mystérieuses maladies dont les arbres étaient frappés, atteints par le rayonnement fossile des étoiles. La sidération est alors une pétrification. Et il y a de quoi l'être avec Marilyn Monroe, une enfance à la peine avec les premiers désastres, un père jamais connu et une mère rendue folle par les produits employés dans les salles de montage de l'industrie hollywoodienne. On le voit, la malédiction remonte à loin. Née en 1926, la petite fille s'appelait alors Norma Jean Mortenson baptisée Baker. A la fin de la guerre, elle commence une carrière dans le mannequinat. En 1946, elle est rapidement remarquée par un cadre de la 20th Century Fox qui, séduit par sa chevelure blonde, voit en elle la nouvelle Jean Harlow. On lui retouche le visage, on lui change son nom : Norma Jean Baker s'appellera désormais Marilyn Monroe.
En 1950, Marilyn Monroe tourne deux films importants, Quand la ville dort de John Huston et Eve de Joseph Mankiewicz. Deux ans plus tard, elle fait la une du magazine Life. Elle tourne la même année Le Démon s'éveille la nuit de Fritz Lang en ayant pour partenaire la grande Barbara Stanwyck, son aînée qui s'est mieux portégée du star-system que sa cadette. Toujours en 1952, dans Chérie, je me sens rajeunir de Howard Hawks elle arbore pour la première fois sa chevelure blonde platine. Le puissant nabab Darryl F. Zanuck mise alors sur elle pour Niagara de Henry Hathaway en 1953. Ce médiocre film noir en couleur est cependant irradié par la pulpe sexy d'une actrice charnelle qui fait vaciller les aiguilles de la censure et du licite. Les Hommes préfèrent les blondes de Howard Hawks et Comment j'ai épousé un millionnaire de Jean Negulesco l'imposent définitivment comme une vedette de premier plan. Le firmament hollywoodien rayonne. Une étoile est née. Une immense actrice aussi.
Marilyn Monroe tourne ensuite dans La Rivière sans retour (1954) d'Otto Preminger, Sept ans de réflexion (1955) de Billy Wilder, Bus Stop (1956) de Joshua Logan, Certains l'aiment chaud (1959) de Billy Wilder, Le Milliardaire (1960) de George Cukor, Les Désaxés (1962) de John Huston. L'actrice participe alors à l'écriture des plus belles pages du cinéma classique hollywoodien. Mais l'âge d'or est aussi celui du crépuscule, celui de l'industrie comme de son étoile. Les mariages médiatisés et malheureux, avec le boxeur Joe DiMaggio puis le dramaturge Arthur Miller, les liaisons secrètes avec Yves Montand et John Fitzgerald Kennedy, la consommation toujours plus addictive d'alcool et de médicaments finissent par avoir raison d'elle. Marilyn Monroe décède dans la nuit du 4 au 5 août 1962, à l'âge de 36 ans seulement. Le film dans lequel elle devait jouer, Something's Got to Give de George Cukor, reste l'un des films inachevés les plus mythiques de Hollywood. On n'a pas fini depuis de délirer sa mort, tout le monde la cite depuis qu'Andy Warhol a reconnu en elle une image de l'époque marchande, qui a produit un nouveau régime de pouvoir, par l'aura et par la gloire.
Ce que l'on demande à une étoile
Marilyn Monroe nomme une sidération qu'il faut entendre de deux façons différentes, autant le désastre d'une existence vampirisée par l'industrie du cinéma, qu'une fascination jamais démentie pour une icône dont la figure est, au-delà de la charge sexy qu'on lui aura associé (ah, la robe blanche que soulève l'air du métro dans Sept ans de réflexion, une image devenue poster), celle d'une innocence résistant à sa profanation. Une fascination qui révèle une conscience de sa condition lucide à l'extrême, dont témoignent au début des années 2000 la publication de ses écrits et un grand roman biographique que Joyce Carol Oates lui a dédiée, intitulé Blonde et récemment adapté pour Netflix.
C'est au crépuscule que Marilyn Monroe éclaire la nuit d'un sens du désir ressaisi dans son noyau stellaire originaire. Le désir, ce mot qui vient du latin sidus peut en effet vouloir dire ce qui descend d'une étoile ou bien encore signifier ce que l'on demande à une étoile. Marilyn, ce seul prénom incarne une figure de sidération de notre désir.
A l'occasion de son film de montage intitulé La Rabbia (1963), une oeuvre hantée par les grands désastres du siècle, le poète Pier Paolo Pasolini lui dédie un bouleversant fragment, le poème qui reconnaît en Marilyn notre grande sœur sacrifiée. Un mythe moderne, autrement dit une martyre de la modernité.
« C’est le monde qui t’en a donné conscience,
et ainsi ta beauté a cessé d’être beauté.
Mais tu continuais à être enfant,
idiote comme l’Antiquité, cruelle comme l’avenir,
et entre toi et ta beauté accaparée par le pouvoir
se sont mises toute la stupidité et la cruauté du présent.
Tu l’emportais, comme un sourire entre les larmes,
impudique par passivité, indécente par obéissance.
Elle a disparu comme une blanche colombe d’or. »
Dewaere, l'homme de verre
Il y a 40 ans, le 16 juillet 1982, disparaissait Patrick Dewaere, un acteur marquant, emblématique de sa génération, à l'âge de 35 ans.
Des « petits Maurin » au Café de la Gare
Montant dès l'âge de 3 ans sur les planches, Patrick Dewaere laisse derrière lui une filmographie impressionnante, 37 longs-métrages et une soixantaine de rôles, au théâtre et music-hall, au cinéma comme pour le petit écran.
Fils de la comédienne Mado Maurin, Patrick est de fait issu de la troupe des « petits Maurin ». L'enfant de la balle qui commence à jouer très tôt s'émancipe du giron familial grâce au Café de la Gare fondé par Romain Bouteille en 1968. L'époque est alors celle de l'après-Mai, libertaire et culottée. Ses amis sont Coluche et Renaud, Henri Guybet et Martin Lamotte, Rufus et Sylvette Henry, le grand amour de sa vie qu'il surnomme Miou-Miou.
Une seconde vague de comédiens s'impose rapidement, Gérard Lanvin et Bernard Le Coq, Thierry Lhermitte et Josiane Balasko, Anémone et Gérard Jugnot. Et Gérard Depardieu, son double, son frère, son alter-ego sur scène.
Au début des années 70, Patrick Dewaere travaille à une autre de ses passions, la musique. Il fait notamment un duo avec Françoise Hardy. Comme Léo Ferré, l'un de ses modèles, il adopte une guenon. Sotha, sa précédente compagne, dira qu'il s'est probablement inspiré d'elle, observant l'animal pour nourrir son jeu instinctif et nerveux.
Des Valseuses à Série noire
En 1973, l'acteur joue dans Themroc de Claude Faraldo, cri anarchiste avec Michel Piccoli retournant à l'âge de pierre. Mais la révélation a lieu avec Les Valseuses (1974) de Bertrand Blier. Le trio que Patrick Dewaere forme avec Miou-Miou et Gérard Depardieu fait l'immense succès du film, vu par plus de trois millions de spectateurs.
Patrice Dewaere alterne les rôles, comiques et dramatiques, joue pour Pierre Granier-Deferre (Adieu poulet, 1975) et Yves Boisset (Le Juge Fayard dit « le Shériff », 1977), Claude Miller (La Meilleure façon de marcher, 1976) et Alain Corneau (Série noire, 1979), Jean-Jacques Annaud (Coup de tête, 1979) et Claude Sautet (Un mauvais fils, 1980), André Téchiné (Hôtel des Amériques, 1981) et Alain Jessua (Paradis pour tous, 1982, son dernier rôle).
Patrick Dewaere tourne aussi en Italie, pour Marco Bellocchio, Luigi Comencini et Dino Risi. Bertrand Blier le fait rejouer encore deux fois, dans Préparez vos mouchoirs (1976) où il retrouve Gérard Depardieu pour un moindre succès, puis le très controversé Beau-père (1981). Malgré tout, aucun César ne lui sera jamais décerné.
Dewaere à fleur de peau
Patrick Dewaere est l'un des acteurs les plus populaires du cinéma français durant la période de la seconde moitié des années 70 et du début des années 80. Pourtant, la reconnaissance de la profession se porte davantage vers Gérard Depardieu, son double qui était aussi son rival mimétique. Si Depardieu a une plus grande palette de jeu, Dewaere est un acteur plus fébrile et impulsif, un mélange d'enfance et d'animalité qui foudroie dans Série noire d'Alain Corneau, peut-être son plus beau rôle, celui qui touche au désespoir gai d'un acteur à fleur de peau.
Patrick Dewaere est un immense acteur, il était aussi un homme de verre et le verre était fragile. Le verre casse le 16 juillet 1982. Au Festival de Cannes de l'édition 2022 a été montré le documentaire Patrick Dewaere, ce héros où sa fille, Lola Dewaere, témoigne de ce père qu'elle n'aura presque pas connu, un acteur immortel ayant traversé toutes les époques en inspirant de nouvelles générations d'acteurs (comme Pio Marmaï qui lui doit tant).
Claire, Alexia et Saad
(13/07/2022)
Juliet Berto, la fille de l'air et du feu
Une Ariel contemporaine
Ne jamais dire jamais : l'expression irait comme un gant à Annie Jamet quand, en passant de l'autre côté du miroir-écran, elle s'est transformée en devenant Juliet Berto. Un premier lapin blanc aurait déjà été le metteur en scène de théâtre Michel Berto avec qui elle se marie. Jean-Luc Godard est un autre lapin blanc dont elle fait connaissance à l'occasion d'une projection des Carabiniers (1963) à Grenoble, sa ville de naissance. Sensible à sa nature gouailleuse, sa moue triste et ses grands yeux d'animal mélancolique, l'enfant terrible de la Nouvelle Vague lui confie plusieurs rôles dans Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967), La Chinoise (1967) et Week-end (1967), puis dans Le Gai Savoir (1968) et Vladimir et Rosa (1970). Dans la peau de Patricia Lumumba pour Le Gai Savoir, ce film éducatif commandé par l'ORTF juste avant Mai 68 qui a refusé de le diffuser après, Juliet Berto a pour partenaire Jean-Pierre Léaud, son double, son frère, qui lui donne la répartie en jouant Émile Rousseau.
Ces deux enfants parmi les plus beaux de la Nouvelle Vague vont suivre un autre lapin blanc, encore un et pas des moindres puisqu'il s'agit de Jacques Rivette dans l'aventure sans équivalent de Out 1 : Noli me tangere (1970). Ce chef-d'œuvre monstre de l'après Mai improvisé dans les rues parisiennes en totale liberté est une fugue libertaire et labyrinthique, une herbe folle qui a eu besoin de pousser la durée jusqu'à frôler les treize heures afin de faire coïncider Balzac avec Lewis Carroll. C'est d'ailleurs Juliet Berto qui invite Jean-François Stévenin à y faire pour sa première apparition au cinéma une entrée fulgurante en titi parisien fan de Marlon Brando. La gamine Berto retrouvera Jacques Rivette deux fois, pour Céline et Julie vont en bateau (1973) en participant à son écriture et Duelle (1975) pour un tournage plus préparé. Céline la prestidigitatrice et Léni la fille de la lune auront illuminé le cinéma français des années 70.
Juliet Berto est une fille de l'air et du feu, une Ariel contemporaine qui habite une île de cinéma au milieu de la tempête de la modernité. Une magicienne d'aujourd'hui qui a tiré de son chapeau les sorts, lèvres sanguines et voix traînante, regard embrumé et mains virevoltantes, lui permettant de glisser à la surface gelée des vitrines de la fantasmagorie urbaine sans tomber dans les eaux glacées de la marchandise. La sorcière Berto a soufflé dans les images les formules nouvelles d'une merveilleuse féminité, tirant ses puissances des insolences de l'adolescence et des écarquillements de l'enfance, toute une mélancolie joueuse et joyeuse.
Un havre pour affronter les années d'hiver
C'est le moment où Juliet Berto, célébrée par le chanteur Yves Simon qui lui dédie tout un album forcément intitulé Au pays des merveilles de Juliet (1973), traverse un autre miroir en s'essayant à la mise en scène, à la télévision pour des téléfilms et des séries, au théâtre aussi avec La Vie singulière d'Albert Nobbs d'après Georges Moore en 1977. Après un premier court-métrage peu vu, Babar Basses'mother (1974), Juliet Berto tourne trois longs-métrages de fiction, Neige (1981), Cap Canaille (1982) et Havre (1986). Les deux premiers films sont réalisés en compagnie de Jean-Henri Roger qui devient alors son nouveau compagnon, lui qui a été des aventures maoïstes de Jean-Luc Godard en intégrant le groupe Dziga Vertov puis, en rejoignant l'université de Vincennes, l'un des membres du collectif Cinélutte avec Richard Copans et François Dupeyron, Jean-Pierre Thorn et Jean-Denis Bonan.
Avec Neige, un micro-territoire balisé par Barbès, Place Blanche et Pigalle est un triangle magique où le documentaire sur un Paris créole et forain cultive les archétypes du réalisme poétique des années 30. La tribu est généreuse et mélangée avec la faune des homos et des travelos, des arabes et des antillais, des dealers et des drogués. Elle inclut aussi des acteurs amis (Jean-François Stévenin rencontré chez Rivette et Robert Liensol vu chez Med Hondo), des connaissances de passage (l'acteur Eddy Constantine, la chanteuse Anna Prucnal, les réalisateurs Okacha Touita et Robert Kramer et puis Nini Crépon qui défie les identités de genre, aussi le chanteur Bernard Lavilliers et Raymond Bussières en vieux de la vieille). Les circuits courts du documentaire et de la fiction dévoilent cependant les courts-circuits des commerces toxiques. C'est la diagonale du fou, la drogue, blanche et tranchante, qui fait d'un avatar reggae de Basquiat un ange de la mort. Les cafés souterrains ont alors pour hauteurs insoupçonnées les grands appartements des publicitaires qui tirent sans risque profit du trafic d'héroïne, ces lofts qui donnent sur la Tour Eiffel dévorée par une brume blanche comme neige. La neige qui se répand dans les veines en faisant virer le rouge au bleu, mortelle alchimie.
Sorti dix jours après la victoire de François Mitterrand, Neige voit à sa manière arriver les années d'hiver comme en parlera Félix Guattari. Et avec la même et terrible lucidité que Le Pont du Nord du grand frère Jacques Rivette tourné la même année. Le nouvel âge glaciaire de la gentrification et des drogues froides et dures qui feront d'un Paris populaire et métissé un souvenir aussi irréel que le Paris de Studio des films de Marcel Carné et Jacques Prévert. L'île aux pirates est asphyxiée quand elle devient une boule à neige, une bulle d'héroïne. Juliet Berto étend ainsi la carte des sociétés secrètes rivettiennes en s'intéressant à des figures ignorées par la Nouvelle Vague. Cette flibustière du réel est en cela proche des productions Diagonale initiées par Paul Vecchiali à l'exemple du magnifique Simone Barbès ou la Vertu (1980) de Marie-Claude Treilhou, proche aussi de Franssou Prenant quand elle tourne Habibi (1983).
Les sorcières sont immortelles
(pyrrhosoma nymphula)
Cap Canaille et Havre continuent à bricoler dans les marges fertiles de la fiction et du documentaire, le premier à Marseille gangrenée par la mafia de l'immobilier, le suivant au Havre enveloppé des nouvelles brumes électroniques des jeux vidéo. Juliet Berto s'y fait toujours une ethnographe des fantaisies urbaines et des cancers qui en rongent la part de rêve. Le savoir y est toujours gai mais le gai savoir n'empêche pas d'être mélancolique, cette mélancolie dont prend soin le regard de Juliet Berto.
Dans les films des autres la fille de l'air et du feu se fait plus rare. Dans les années 80 Juliet Berto tourne pour des réalisateurs à la sensibilité proche quand ils ne sont pas des amis. Comme elle des flibustiers, des compagnons de galère et des outsiders à l'instar de Jacques Doillon (La Vie de famille, 1984) mais aussi de l'exilé américain Robert Kramer (Guns, 1980), du portugais João Botelho (Conversa Acabada, 1981), de la libanaise Jocelyne Saab (Une vie suspendue, 1984), de l'algérien Merzak Allouache (Un amour à Paris, 1986). Sans compter quelques apparitions chez le copain Gérard Courant, émouvantes quand on y voit que la sylphide, qui est aussi une vestale sans foyer sinon celui du feu sacré qui brûle en elle, est déjà un spectre, de passage comme un phalène.
Juliet Berto n'a pas encore quarante ans et, pourtant, on sent monter dans son corps les flammes d'un incendie ravageur, l'âge terrible des vies qui ne dureront pas en donnant pourtant le sentiment qu'elles auront duré mille ans. Attrapée par une saleté de crabe qui lui dévore la poitrine de l'intérieur comme la Marcia Baïla de la chanson des Rita Mitsouko, notre Ariel en cinéma s'éteint le 10 janvier 1990 à l'âge de 42 ans. Mais l'on sait bien qu'une sorcière ne meurt jamais, jamais vraiment. Les images sont alors des sorts qui nous font sortir de nous-mêmes, toujours dehors comme le peuple des forains, toujours nomade comme le peuple tout court. Les sortilèges continuent d'exercer leurs effets de séduction pour qui désire reconnaître en Juliet Berto une grande sœur pour notre piraterie, immortelle Anne des Indes et flibustière de nos Antilles pour demain qui a toujours déjà commencé aujourd'hui.
Juliet Berto tu es la pyrrhosoma nymphula de notre cinéma
Comme notre salamandre est Bulle Ogier ta sœur jumelle
Ariel est une petite nymphe au corps de feu
Qui nous met le feu et fait toute notre joie
En rouge et noir tes couleurs sont nos couleurs
Dans la grâce de ta flibusterie il ne saurait y avoir le choix
AR SC - 8/01/2022
AR SC - 8/01/2022
Maurice Pialat, le cinéma au couteau
Le cinéma de Maurice Pialat a le désir du réel. Le réel est ce qui fait mal, c'est la blessure dont la douleur est un indicateur de vérité, intraitable et indicible. La puissance d'authenticité de ses films tient à l'arrachement du vrai depuis la facticité des conditions de leur fabrication. Quand le réel survient en marqueur du vrai, c'est toujours contre : le tournage contre le scénario puis le montage contre le tournage ; les acteurs contre eux-mêmes et le documentaire contre la fiction. Le cinéma contre lui-même : une agonistique. Le cinéma de Maurice Pialat est celui où les raccords tracent au couteau les cicatrices entre lesquelles on lit que le mal est fait autant que l'amour existe.
Le temps passe et presse là où ça fait mal
Fils d'un commerçant auvergnat qui a déménagé dans la région parisienne, élevé enfant par sa grand-mère, Maurice Pialat aspire dans sa jeunesse à devenir peintre. Il suit à l'époque des cours à l'école nationale supérieure des arts décoratifs et expose même au Salon des moins de trente ans à la Libération. Le garçon a vingt ans à peine mais le rêve de peinture auquel il tient tant finit par être rattrapé par les nécessités ordinaires, bouffé par les exigences de la vie matérielle. Le jeune Pialat enchaîne alors les petits boulots, visiteur médical et représentant de commerce, il fait un peu l'acteur au théâtre. On ne découvrira son travail pictural qu'après sa mort en 2003.
Au début des années 50, Maurice Pialat acquiert une petite caméra Pathé 16 mm. et tourne en muet ses premiers courts-métrages dont le ton ésotérique et secret semblerait aujourd'hui bien éloigné de ses futures préoccupations esthétiques. Encore que le fantastique représente une façon d'attester la frappe traumatique du réel, son excès et sa force d'imprévisibilité jusqu'à l'hallucinatoire. Un réaliste, un vrai, est celui qui sait que la réalité est la peau nécessaire à l'éclat jaillissant du réel qui l'érafle jusqu'à la douleur du vrai. Et Maurice Pialat est un grand réaliste, qu'il tourne une chronique modeste de l'adolescence populaire ou adapte la métaphysique du mal de Georges Bernanos.
Ses premiers essais en amateur restent plutôt confidentiels mais ils attirent cependant l'attention du producteur Pierre Braunberger (il a travaillé avec Jean Renoir et Jean-Luc Godard, Alain Resnais et Jean Rouch) qui lui donne les moyens d'un vrai court-métrage professionnel : c'est L'Amour existe (1960). En filigrane des vues documentaires et du commentaire à propension sociologique, sourd plus qu'une mélancolie. C'est un cri, déjà, celui d'une révolte devant l'intégration mutilante des gens de peu dans la machine à broyer d'un conformisme petit-bourgeois pervers quand le progrès et la consommation servent à reproduire les inégalités. Le film est récompensé à la Mostra de Venise avant de recevoir deux autres prestigieuses distinctions, le Prix Louis-Delluc et le Prix Louis Lumière. La carrière de Maurice Pialat marque pourtant le pas. Le temps passe et presse, il appuie là où ça fait mal.
Après l'abandon de la peinture, le cinéma tarde en effet à s'imposer et ce sont deux blessures que vont se passer tous les films à venir. L'abandon, la solitude et le ressentiment qu'il suscite, voilà la blessure originelle, voilà le sang colérique et noir abondant dans le cinéma de Maurice Pialat.
L'impression à fleur de peau
1959 est l'année du triomphe de la Nouvelle Vague et les succès de la bande des Cahiers du Cinéma, Claude Chabrol, François Truffaut et Jean-Luc Godard en tête, facilitent le financement des films de jeunes réalisateurs qui veulent se soustraire à l'assistanat. Il faudra pourtant attendre dix ans pour que Maurice Pialat arrive enfin à se lancer dans l'aventure de son premier long-métrage et le différé a nourri le différend avec la Nouvelle Vague qu'il a toujours honnie à l'exception de Jean-Luc Godard.
Maurice Pialat continue malgré tout de travailler en réalisant des courts-métrages qui témoignent à divers titres d'une grande sensibilité esthétique. Comme un peintre impressionniste mais la touche à vif, l'impression à fleur de peau : au couteau. Ainsi la dérive nocturne, sexuelle et masculine de Janine (1962) tourné avec Claude Berri dont Pialat est le beau-frère ouvre bien des pistes pour des films comme Loulou et Police. En 1964, il a la chance de pouvoir partir en Turquie avec l'opérateur Willy Kurant pour une série de six films, Chroniques turques, qui rappellent que sa référence ultime demeure le cinéma des origines, celui des frères Lumière. On retient entre autres Maître Galip, évocation sans apprêt d'un artisan dont l'existence de besogne se tient entre les vers tranchants du poète turc Nazim Hikmet. Un an plus tard, il tourne six épisodes pour la série des Chroniques de France produites par la Gaumont et celui consacré à Auvers-sur-Oise et Van Gogh montre la fidélité et la persévérance du réalisateur dans ses obsessions picturales. Avec Arlette Langmann, la sœur de Claude Berri, il travaille sur un projet situé dans le Nord qui porte sur l'Assistance publique et, surtout, sur les heurts et malheurs de l'adoption. Claude Berri et Mag Bodard s'associent pour le produire sur l'initiative de François Truffaut malgré l'hostilité nourrie contre le représentant de la Nouvelle Vague qui, lui, a toujours admiré Pialat.
En 1968 L'Enfance nue est projeté à Venise et le film reçoit en 1969 le Prix Jean-Vigo. Maurice Pialat a 43 ans et il fait preuve d'une remarquable maturité qui rattrape le blocage des années de jeunesse bloquées. Sa manière est vibrante jusqu'à l'intolérable en faisant retentir des notes extraordinaires de l'enquête documentaire d'Arlette Langmann sur les enfants de l'Assistance. On pense forcément aux 400 coups (1959) de François Truffaut mais Pialat procède par décapage sec et refuse tout effet de séduction. François l'adopté est un bloc de douleur cruel et mutique, le témoin des filiations impossibles et ratées quand, comme l'a si bien exprimé le critique Jean Narboni, le mal est fait. L'enfant qui passe d'une famille à l'autre est l'incarnation douloureuse, pour les autres comme pour lui-même, d'un échec irrémédiable qui se transmet comme une maladie, une tare. Le reste appartient aux histoires, grandes et petites, bribes et stigmates de la Seconde Guerre mondiale, de la tradition ouvrière et sa culture de la solidarité opposable aux violences de l'exploitation minière et patronale, aux salles de cinéma et aux nouvelles formes de la violence juvénile qu'elles abritent. Tout est vrai dans L'Enfance nue et tout fait mal. Les acteurs non professionnels, en particulier le couple Thierry, incarnent avec une souveraine sérénité une puissance de vérité dont la force irradie jusqu'à la brûlure et c'est en adoptant leurs douleurs que l'on devient réellement le spectateur du film qui les respecte et les sublime.
Dans L'Enfance nue une douleur muette fait l'effet d'une lame froide et un regard-caméra transperce le plan en déchirant le ventre. La vie qui souffle glisse dans les intervalles qu'elle égratigne au passage, elle mord la joue des enfants qui passent et vole à bas bruit la vie des vieillards qui trépassent. Des impressions à fleur de peau marquent qu'un événement a eu lieu et cela s'appelle le cinéma : le cinéma à nu, l'émotion à l'os. Du grand art, déjà.
Le mal de vivre
L'Enfance nue est le premier long-métrage de Maurice Pialat et c'est son premier chef-d'œuvre. Maurice Pialat peut alors enchaîner en tournant deux films très personnels, Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) et La Gueule ouverte (1974), ainsi qu'une commande pour la télévision, le feuilleton La Maison des bois (1971) réalisé pour la seconde chaîne de l'ORTF. Il tourne entre-temps comme acteur dans Que la bête meure (1969) de Claude Chabrol. Dans le rôle du commissaire interrogeant le garçon qui a tué son père, l'acteur réalisateur lui pose cette question : « Tu ne vois pas que ta vie est foutue ? ». Il y a tout Pialat dans cette réplique d'un film qu'il n'a pourtant pas tourné. La Maison des bois est exceptionnel en prenant tout le temps donné par le genre du feuilleton afin de redéployer plusieurs caractéristiques de L'Enfance nue, la ligne générale (les enfants adoptés) désormais (rétro)projetée dans le contexte historique de la Première Guerre mondiale qui est une époque intéressant tout particulièrement le cinéaste. Le résultat rayonne d'une tendresse qui est aussi la contrepartie des tristesses sans remède tout en peaufinant le paradoxe cruel d'une enfance paradisiaque cultivée à l'ombre de la boucherie de 14-18. La Maison des bois est l'œuvre la plus généreuse du réalisateur et son tournage reste le plus chaleureux qu'il ait jamais entrepris. Pialat a toujours désiré être un auteur populaire et, après une merveilleuse expérience télévisuelle, il le prouve avec son deuxième long-métrage qui est un succès critique et public avec plus d'1,7 millions de spectateurs et un prix d'interprétation à Cannes pour Jean Yanne. L'acteur qui a reçu la Palme a cependant avoué qu'il n'avait absolument rien compris à la méthode d'un réalisateur avec qui il ne s'est jamais entendu. Il y a des malentendus moins féconds et d'autres encore ne tarderont pas à éclore en piaulant la peau du cinéma de Pialat.
Adapté d'un récit autobiographique, Nous ne vieillirons pas ensemble radicalise un grand motif du cinéma moderne, celui de la scène de ménage qui traverse le cinéma de Rossellini et Antonioni, Bergman et Godard. Pour Maurice Pialat, la scène de ménage est une expression de la vie malade d'elle-même, de la débandade d'Éros. Ici c'est la vie d'un couple, l'amante Marlène Jobert en nymphe et le mari infidèle Jean Yanne en bête humaine, qui persiste à ne pas crever et qui pour cela se blesse encore et encore pour continuer à pouvoir agoniser ensemble malgré tout. Un couple meurt et le désamour est une dispute qui abolit le temps dans une sorte de présent répétitif et bloqué, de piétinement circulaire et interminable. L'épuisement progressif de ses protagonistes fait dès lors sauter le principe de non-contradiction cher à Aristote en comprimant le désir d'en finir et de n'en pas finir en même temps. Comme si l'agonie représentait paradoxalement du temps gagné sur la mort de l'amour en dépit de l'entropie qui gagne toujours à la fin. Ce qu'il reste après la fin est une image éternelle, celle d'un bonheur sauvé de la noyade d'un machisme qui finit exsangue à force d'auto-intoxication.
Le motif de l'agonie est expérimenté avec plus de radicalité encore à l'occasion du film suivant, La Gueule ouverte, une œuvre au noir, brute de découffrage et sans concession, où l'insoutenabilité de la mort a pour corollaire l'indignité des vivants qui survivent tant mal que bien aux mourants. À chaque plan-séquence, la durée coule et c'est la vie qui s'en va comme le sang d'une blessure. Avec la mort qui gagne du terrain à l'intérieur de la mère atteinte d'un cancer, la décomposition des corps et celle des rapports déblaient le passage en ouvrant un espace à une honte sans partage : honte de la mère (Monique Mélinand) qui meurt comme un chien et honte de ceux, père (Hubert Deschamps), fils (Philippe Léotard) et belle-fille (Nathalie Baye), qui n'ont qu'une hâte, celle qu'on en finisse. La mort est l'irréparable pour qui en est la proie ; la vie de ceux qui restent est l'irrémédiable avec lequel il faut pourtant tenter de vivre. La mort d'un retour au pays en Auvergne qui finit avec un travelling-arrière en forme de sauve qui peut la vie. Les spectateurs n'ont pas voulu suivre la voie asphyxiante d'un cinéaste prêt à montrer qu'il avait ouvert le caveau familial pour affirmer que la vie n'est qu'un cas particulier de la mort. La Gueule ouverte est un bide au box-office et, en mettant fin à la volonté de Pialat d'être son propre patron de cinéma, cet échec le contraint à reproduire le destin malheureux de son père, petit commerçant ruiné.
Maurice Pialat a mis quatre années à se remettre du plus grand échec de sa carrière. Après deux projets avortés, il revient avec un film modeste avec l'aide de l'assistant Patrick Grandperret, Passe ton bac d'abord (1978). Tournée à Lens comme une suite possible à L'Enfance nue, la chronique de l'adolescence respire le vrai en transpirant de l'écran et elle permet à son auteur de renouer avec le succès. Le vrai est celui avec lequel on ne saurait transiger parce qu'on ne négocie pas quand le mal est fait. Les rires francs de la camaraderie virile étouffent la possibilité d'autres sexualités ; la libido qui bouscule le sexe des adolescents fait la nuit la honte de leurs parents ; les frustrations rentrées d'une condition ouvrière qui borne l'horizon des possibles sont partagées par les plus jeunes comme par leurs aînés, même leur professeur. Le réalisme de Pialat n'est pas psychologique ou sociologique, c'est un naturalisme qui fraie ses passages entre la cuisson de la fiction et le crudité du documentaire en plongeant dans l'obscurité des frottements de l'animal et du social. Et les frayages de la pulsion sont aussi décisifs que les gestes participant à désœuvrer la bêtise qui, elle, n'a pas besoin de forcer pour s'imposer en toute obscénité. Des gestes : c'est par exemple la tendresse du regard qui sauve tout ce qu'il peut de la glu grise d'une France durablement en crise ; c'est ailleurs le sourire innocent des acteurs non amateurs aussi bons mais autrement que les professionnels. Mine de rien, Passe ton bac d'abord est devenu avec le temps le sésame du jeune cinéma français des années 90, celui de Patricia Mazuy et Emmanuelle Bercot, Xavier Beauvois et ÉmilieDeleuze, Cédric Kahn et Laurence Ferreira Barbosa, Noémie Lvosky et Catherine Corsini.
Chez Maurice Pialat l'étude d'un milieu social donné se voit toujours prise à revers par l'approche en peintre d'un milieu charnel. Voilà comment le cinéaste renouvelle le grand héritage du réalisme français et ce qu'il a réussi avec Passe ton bac d'abord, il trouve à le réinvestir avec Loulou (1980), film de transition passionnante puisque se mêlent à la troupe des acteurs lensois du film précédent les grands acteurs professionnels, Guy Marchand, Isabelle Huppert et Gérard Depardieu. Loulou est à la fois le contrechamp adulte de Passe ton bac d'abord et le versant féminin de Nous ne vieillirons pas ensemble. Cette fois-ci l'adultère est traité du point de vue de l'épouse qui trompe son mari en étant immunisée contre tout jugement moral, protégée de toute sanction morale de la part du scénario. C'est une pure affirmation vitale, un désir intraitable et non négociable autour duquel boxent le mari bourgeois et l'amant prolétaire tandis que Nelly avorte en accueillant dans son corps le faux-raccord des rapports sociaux en corrélat de l'impossibilité du rapport sexuel. La danse de vie s'excède et s'épuise, ivre ou dépressive, et ses pas de deux en passant à trois incisent dans la fiction de grandes ponctions documentaires portant sur les rapports tendus entre Paris et sa province proche (la banlieue et ses loulous) ou plus lointaine (la France rurale et ses laissés pour compte).
En finir avec ce cinéma-là
Loulou est un nouveau succès critique et commercial mais Maurice Pialat n'en est pas satisfait. L'insatisfaction et le ressentiment ont toujours été des carburants pour un cinéaste qui pratique son art comme le moyen d'une remise en question perpétuelle, d'un repentir réitéré. Une crise qui est celle de la vie elle-même et dont le cinéma est un monde qu'il faut arpenter le long des sentiers bornés par les douleurs du vrai. À nos amours (1983) représente à ce titre un sommet de l'œuvre, une montagne : le film d'une crise radicale du cinéma de Pialat. Pourtant tout y est, tout est là, l'intimité du matériau biographique (qui appartient à nouveau à Arlette Langmann), les grandes scènes de dispute (rarement égalées depuis tant l'hystérie qui s'y joue à plein est celle du tournage lui-même), le génie des frictions dans la distribution (l'agent artistique Dominique Besnehard jour le frère, Pialat lui-même interprète le père et la fille est jouée par une actrice débutante qui crève l'écran, Sandrine Bonnaire). Les amours frivoles de Suzanne, une ado si jeune et déjà si triste qui fait l'amour comme une fuite en avant, font la liaison avec Passe ton bac d'abord tandis que les névroses familiales se voient contaminées par celles que le cinéaste cultive à dessein sur le tournage.
C'est un élément déterminant de la méthode Pialat : sur le plateau les acteurs ne savent jamais quand la caméra tourne ou bien quand elle est coupée. La durée prolongée des tournages fait le reste. C'est pourquoi la tension est palpable jusqu'à l'orage d'une ultime dispute où Pialat remonte dans le film qu'il était prêt lui-même à abandonner pour y semer une pagaille monstre. Le règlement de compte avec son propre cinéma qu'il pousse dans ses ultimes retranchements coïncide avec celui du cinéma français de l'époque recuit par son goût du naturel. Le bateau ivre est rageur à l'extrême et son capitaine a le génie colérique que Michelet prêtait à la Révolution française. Van Gogh arrive, Claude Berri en prend pour son grade, Cyril Collard apprend sa leçon, Pialat reçoit une vraie gifle et Sandrine Bonnaire s'envole sur Klaus Nomi pour l'éternité.
À nos amours est un autre chef-d'œuvre récompensé du César du meilleur film ; c'est aussi une fin de cycle grandiose pour son auteur qui n'a dès lors plus d'autre envie que d'aller se faire voir ailleurs. Cela va être le cas, exemplairement, avec les trois films suivants : Police (1985), Sous le soleil de Satan (1987) et Van Gogh (1991). Le critique Jean-Michel Frodon a vu juste : cette passe de trois représente comme trois exercices de style, trois commandes que Maurice Pialat se serait passées à lui-même en jouant en stratège le jeu d'un cinéma plus convenu mais le classicisme attendu se doit pour ne pas verser dans l'académisme d'être à chaque fois ébranlé par les courants de fond d'un naturalisme radical. Le film policier, l'adaptation littéraire et la biographie de l'artiste représentent en effet des genres largement plébiscités par le cinéma français d'alors soumis au volontarisme culturel de Jack Lang. Pialat est alors produit par Gaumont piloté par Daniel Toscan du Plantier, un proche du pouvoir donc ça devrait le faire. Hors Pialat est un réfractaire, un indiscipliné de toujours et jouer le jeu aura pour lui consisté à renverser le plateau pour y imposer un autre jeu qui n'est rien moins que le sien.
Dans Police, le commissariat de Belleville reconstruit en studio avec des moyens inhabituels pour Maurice Pialat accueille l'anarchie des commerces entre fiction et documentaire qui sont des trafics licites et illicites, murs en plastique et claques pour de vrai. L'enquête menée par la scénariste Catherine Breillat enveloppe le noyau dur d'une masculinité défaite dont va s'emparer le cinéaste pour construire le portrait fragmentaire d'une France à la dérive, désorientée, larguée. Tandis que Richard Anconina en avocat véreux encaisse, la novice Sophie Marceau endure vaillamment mais sa duplicité lui permet de gagner progressivement la partie sur Gérard Depardieu, plus paumé que jamais devant des réalités métissées qui brouillent la méthode policière de l'identification. Le fonctionnaire de l'aveu se change ainsi en l'homme tragique du désaveu face à l'inavouable mutation d'une société mélangée qui n'est plus tout à fait ce qu'elle a été. Un plan retient l'attention : le visage de François Truffaut décédé l'année précédente est regardé par Depardieu comme un hommage tardif, autre repentir à l'égard du représentant de la Nouvelle Vague qui avait aidé Pialat à l'époque de L'Enfance nue mais que ce dernier n'appréciait pourtant pas. Malgré un tournage chaotique, Police est un nouveau carton en délivrant la vérité d'un genre seulement taillé pour opérer le gardiennage et le triage national des identités sociales et raciales. Pialat poursuit son ambition en s'attaquant à Bernanos et il sait qu'il a derrière lui un grand maître en la matière, Robert Bresson et son Journal d'un curé de campagne (1951). Avec Sous le soleil de Satan le cinéaste revient dans le Nord et il y renoue très fort avec le peintre qu'il a été. Le fantastique des films amateurs de la jeunesse prend ici la figure de Satan dont les tentations nourrissent des croyances délirantes, littéralement hallucinantes. Les paysages impressionnistes se colorent ainsi d'un expressionnisme inédit. Gérard Depardieu pour sa troisième prestation chez Pialat trouve dans le personnage de l'abbé Donissan un rôle d'exception pour le forçat qui incarne la foi comme un combat de taureaux entre le bien et le mal.
Le dernier aveu (la tristesse durera toujours)
L'art de Maurice Pialat est celui d'une croyance radicale dans les puissances d'incarnation et de désorientation du cinéma, c'est pourquoi il n'a pas hésité à remuer la glaise du monde pour en arracher les morceaux qui palpitent de la vie elle-même. Toute la vie, sa chair même quand ça fait mal. Surtout quand ça fait mal. La remise de la Palme d'or reste à cet égard un moment inoubliable quand, sous la huée d'un public hystérique, le cinéaste lève le poing en affirmant ceci : « Je ne vais pas faillir à ma réputation : je suis surtout content ce soir pour tous les cris et les sifflets que vous m'adressez. Et si vous ne m'aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus ». Pialat revient quand même à Cannes quatre ans plus tard avec Van Gogh (1991). C'est un autre grand film où la culture célébrant post mortem l'auteur des Tournesols tombe comme une peau morte du corps émacié du suicidé de la société incarné avec une fébrilité extrême par Jacques Dutronc à juste titre récompensé du César de la meilleure interprétation masculine. Pialat filme comme Van Gogh peignait : au couteau. Les 67 derniers jours de sa vie représentent la vie en dents de scie consciente qu'elle va finir, une vie de chien galeux et solitaire qui faute de tendresse érafle la peau des proches comme un reproche, celui de l'irrémédiable dont témoignent comme des soleils les œuvres qui restent. L'héritier de Jean Renoir dans les mélanges du faux et du vrai, autrement dit de l'artifice et du spontané s'impose aussi comme celui de John Ford. Il faut à cet égard voir et revoir la scène de danse collective au bordel revenue du bal de Massacre de Fort Apache : c'est une danse macabre dédiée à la Commune et sa fosse commune.
Pialat est un réalisateur populaire parce qu'il est aussi l'un des rares cinéastes français qui a filmé frontalement la France et ses douleurs profondes, son racisme avec ses origines coloniales et ses boucheries de la semaine sanglante en mai 1871 à celles de la guerre 14-18, sa ruralité agonisante et sa modernité qui liquide les structures villageoises et familiales au risque assumé d'un certain conservatisme.
Van Gogh est encore un chef-d'œuvre doublé d'un grand succès en salles à l'instar de Nous ne vieillirons pas ensemble et Police. Pourtant, Maurice Pialat ne le sait pas encore mais le film qu'il tourne quatre ans après, Le Garçu (1995), sera son tout dernier. Le retour à l'autobiographie fait du Garçu le pendant évident de La Gueule ouverte quand la mort du père succède désormais à celle de la mère. Mais l'âpreté a cédé une large part du lion à l'enfance qui s'incarne dans celle du fils du cinéaste, Antoine Pialat, qui joue celui du personnage de Gérard Depardieu. L'enfance est un royaume souverainement indifférent aux tangages parentaux, une fuite en avant de la vie plus forte que tout ressentiment. Une humeur océanique monte des Sables d'Olonne à l'île Maurice en donnant à l'espace entre les scènes comme des blocs la possibilité d'une insufflation nouvelle et archipélique. L'enfance nue reste nue mais ceux qui souffrent sont moins les enfants que les parents découvrant que leurs enfants commencent déjà à ne plus les regarder. La non réciprocité de ce regard est un couteau de couteau, le lard du gros Gégé qui tombe en grasses tranches de jambon. S'il y a une douceur nouvelle dans l'œuvre de Pialat, elle se disperse cependant à la fin dans les larmes pudiques d'une jeune mère jouée par Géraldine Pailhas qui, en silence, voit qu'il y a toujours un désastre dans les liens qui se défont.
Le cinéma de Maurice Pialat aura été hanté par la vie douloureuse et le cinéma se devait de l'être aussi sincèrement que possible. Sa passion du réel à fleur de peau, les plans de cinéma qui en témoignent l'auront fait au couteau des scénarios écrits et réécrits pour être abandonnés, des tournages difficiles dans la valse des acteurs et techniciens virés et repris, des coupes au montage malmenant la chronologie des narrations. La pratique du cinéma comme une agonistique : un gueuloir qui s'exerce jusque dans le chutier, un métier à reprendre incessamment, une toile qui n'en finit pas d'accueillir les repentirs. Quand le réel saillit, il entaille. Quand il dure, c'est une douleur plus lente et insidieuse mais elle ne fait pas moins mal. En durant le réel agonise en laissant à ceux qui crèvent de désirer rester en vie, coûte que coûte, le soin de composer des images possibles de l'irrémédiable. La cruauté n'a pas d'autre couture qu'à l'endroit où le mal est fait. Et le mal est fait quand la méchanceté a pour envers une demande de tendresse impossible à satisfaire. Vivre mal c'est encore vivre.
Le Garçu est un film qui, s'il a été produit en dehors de la maison mère Gaumont par Philippe Godeau, augure de nouvelles respirations, océaniques, exigeant que son auteur en imagine un nouveau montage. Il n'en aura pas le temps. Dans les dernières années de sa vie, Le cinéaste souffre d'insuffisance rénale et il a dû subir le tourment des dialyses trois jours par semaine. Alors l'irrémédiable tombe en laissant place à l'irréparable : Maurice Pialat décède le 11 janvier 2003 à l'âge de 77 ans. L'œuvre qui reste est une île dans le paysage du cinéma français, une montagne insulaire qui a vaincu la mort de son auteur en laissant à notre méditation l'inavouable malgré tout. L'aveu que Pialat a relayé à la fin de Police avec la citation de Jacques Chardonne disant que le fond de tout est horrible. Et surtout à la fin d'À nous amours en attribuant lui-même cette phrase apocryphe à Van Gogh : la tristesse durera toujours.
Pour aller plus loin :
Cannes Classics 2021 : actrices-réalisatrices
Le Label Cannes Classics ne met pas en avant uniquement des films mais aussi des figures révolutionnaires du cinéma mondial. Si les noms de Ana Mariscal ou de Kinuyo Tanaka n'évoquent rien ou peu au public européen, ils ont pourtant une importance capital dans l'histoire du cinéma des pays où elles sont originaires.
Ana Mariscal est par exemple une pionnière dans la production et réalisation de films en Espagne (première femme réalisatrice à l'instar de Alice Guy en France) alors que Kinuyo Tanaka, plus connue pour sa très longue carrière en tant qu'actrice (près de 250 rôles à partir des années 20 pendant l'époque du cinéma muet jusque dans les années 70), a quant à elle été la première réalisatrice à émerger dans le cinéma japonais d'après-guerre. Elle est la seconde femme à accéder au statut de réalisatrice juste après Tazuko Sakane dont la carrière a débuté avant la Seconde Guerre Mondiale en 1936 (après avoir collaboré comme assitante réalisatrice de certains films de Kenji Mizoguchi).
Même si pour l'instant nous n'avons pas pu acquérir de films réalisés par Ana Mariscal ou Kinuyo Tanaka, nous pouvons quand même vous proposer d'emprunter ou de visionner (la sélection comporte un film numérique) des films (une infime partie de sa carrière) :
La Chine fait ses cinéma

La Chine est un empire, au cinéma aussi
Il y a les films produits en Chine continentale qui s'exportent de plus en plus à l'international. Et puis il y a les films en provenance des autres Chines, Hong-Kong et Taïwan, mais aussi Singapour et Macao, qui sont récompensés dans le monde entier.
La Chine est un empire qui se conjugue au pluriel, la diversité des titres et des réalisateurs en témoigne. Le cinéma de genre s'y porte très bien, du film de sabre (wu xia pian) avec le maître King Hu et son disciple Tsui Hark, en passant par le polar avec John Woo et Johnnie To. Sans oublier, enfin, le kung-fu bien connu en France avec ses stars, Bruce Lee et Jackie Chan.
Le cinéma d'auteur est très bien représenté également. Que l'on pense en particulier aux taïwanais Hou Hsiao-hsien et Tsaï Ming-liang. Que l'on songe encore aux grands cinéastes contemporains de la Chine intérieure comme Jia Zhang-ke et Wang Bing.
Nous vous proposons de découvrir notre sélection de DVD et de livres dédiée aux cinématographies chinoises en vous invitant à profiter également des documents vidéo disponibles sur ce sujet du côté des ressources offertes par la Médiathèque Numérique.
Brian De Palma, la passion des images
Enfant de l’Amérique des années 60, Brian De Palma est le contemporain des turbulences de l'époque, non seulement de la Nouvelle Vague en France, mais aussi de la médiatisation d'une actualité politique brûlante, Guerre du Vietnam et assassinat de JF Kennedy.
L’étudiant en sciences physiques dans la prestigieuse université de Columbia en a développé une passion jamais démentie pour les images. Il en tire une pédagogie mélancolique et doloriste dès lors que la vérité des images tient au savoir de ses puissances de leurre et des regards impuissants à ne pas se laisser capturer. Alfred Hitchcock s'impose alors comme le maître de Brian De Palma, mais pour autant que son meilleur élève est aussi le plus indiscipliné. Le réalisateur est un artiste maniériste qui applique les leçons apprises en les profanant afin d'évaluer ce qui reste, autrement dit ce qui résiste du grand cinéma classique à l'ère postmoderne de la société du spectacle et de la pornographie du tout visible.
Le cinéaste des premiers films indépendants new-yorkais (The Wedding Party, Hi, Mom !) et des films de genre des années 70 (le thriller avec Sisters et Pulsions, le film fantastique avec Carrie et Furie) a ensuite varié les registres à partir des années 80, avec un succès inégal. Les films-cultes (Scarface) côtoient les films incompris (Body Double), les chefs-d’œuvre mélancoliques (Blow Out, L'Impasse) précèdent les cartons commerciaux (Les Incorruptibles, Mission : Impossible) ou bien les bides (Mission to Mars).
Avec les années 2000, l'errance européenne est de mise pour un cinéaste qui a participé à écrire avec Martin Scorsese et Francis Ford Coppola les grandes heures du Nouvel Hollywood. Le néo-baroque s'essaie tour à tour à des expérimentations narratives à demi convaincantes (Femme fatale), au retour classieux mais vain au film noir classique (Le Dahlia noir) ou à la critique frondeuse de la présence militaire étasunienne en Irak (Redacted), au film d'espionnage raté (Domino) comme au remake réussi (Passion).
Voir ou revoir les films de Brian De Palma consiste ainsi à s'aventurer dans le dédale des images qui nous glissent entre les yeux et nous font perdre le fil en faisant de cette perte même la source d'un inquiétude qui est un savoir concernant notre désir – celui, inavouable et inépuisable, d'être leurré, encore et encore.
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The Wedding Party (1963-1969)
Brian de Palma a mis six ans à achever son premier long-métrage, tourné avec des camarades de la Sarah Lawrence College comme William Finley et le professeur Winslow Leach. La comédie sur l'engagement de la jeunesse dans les luttes de l'époque a des excentricités modernistes (accélérés et citations, faux-raccords et ralentis) et ses accents satiriques s'incarnent notamment dans le visage d'un acteur débutant appelé à un grand avenir, Robert De Niro.
Hi, Mom ! (1970)
La suite de Greetings permet au jeune Robert De Niro d'être le porte-parole agité du désarroi de la jeunesse contestataire des années 60. Le temps est désormais à la gueule de bois : l'art contemporain se confond avec le voyeurisme hystérique, les tensions raciales se résolvent dans le sang et la médiatisation du conflit vietnamien se réduit à la jouissance du quart d'heure de célébrité promis par Andy Warhol.
Phantom of the Paradise (1974)
Swan, le propriétaire du label Death records, est à la recherche du futur tube planétaire pour inaugurer sa boîte de nuit. Le film est l'histoire de cette quête, de cette musique, de l'homme qui la créa, de la fille qui la chanta et du monstre qui la vola. Le film le plus glam-rock de son auteur qui livre par la bande son autoportrait en artiste maudit mixe plusieurs inspirations littéraires classiques, du mythe de Faust au Portrait de Dorian Gray de Oscar Wilde en passant par Le Fantôme de l'Opéra de Gaston Leroux. Mais aussi des références à la musique pop-rock des années 60-70, en marquant l'esprit d'autres cinéastes comme Georges Lucas avec Star Wars et Leiji Matsumoto avec Interstella 5555.
Carrie (1976)
Carrie, lycéenne introvertie et brutalisée par ses camarades de classe, est clivée entre ses pouvoirs psychiques naissants et l'autoritarisme de sa mère dont la bigoterie ne laisse aucune place à ses transformations adolescentes. Carrie qui est la première adaptation d'un roman de Stephen King est incontestablement l'une des meilleures. Parfait exemple du genre hollywoodien du teen movie dans sa version rouge sang, le film ouvre les vannes d’une horreur sanguinolente dans des séquences mythiques comme la scène du bal de promotion virant au cauchemar sacrificiel. La relation entre une mère et sa fille n'échappe pas à cette dynamique archaïque en montrant avec une frontalité bouleversante la violence dévorante qui peut caractériser l'amour maternel.
Obsession (1976)
Michael Courtland perd sa femme et sa fille dans un kidnapping qui tourne mal. Vingt ans plus tard, il rencontre une jeune femme qui ressemble étrangement à sa précédente compagne et en tombe amoureux sauf que l'histoire semble devoir se répéter inexorablement. Si le modèle ultime de Obsession est Sueurs Froides (1958) de Alfred Hitchcock, il faut apprécier la qualité troublante d'une reprise qui va plus loin que le seul hommage. Le monstrueux y est une question importante en caractérisant la perte terrible subie par le héros joué par Cliff Robertson. Elle s'envisage autrement dans le rapport étroit des conséquences finales à tirer des fantasmes et des réarrangements familiaux après que le mot fin apparaisse à l'écran, avec le maniérisme auquel se prête Brian De Palma en accédant à son noyau incestueux.
Furie (1978)
Robin, jeune garçon doué de pouvoirs surnaturels, est enlevé sous les yeux de son père, Peter. En mettant tout en œuvre pour retrouver son fils, le héros interprété par Kirk Douglas va faire la connaissance de Gillian, une jeune fille ayant aussi des pouvoirs psychiques, et se servir d'elle. Furie est un film très proche de Carrie, des relations parentales conflictuelles aux pouvoirs psychiques découlant de la métamorphose des corps avec l'adolescence. Le film reste inoubliable en raison d'une grande séquence gore, celle de l'explosion finale filmée sous tous les angles du corps de l'ami manipulateur et duplice joué par le machiavélique John Cassavetes.
Blow Out (1981)
Lors d'une séance de prise de sons sur un pont, un ingénieur prénommé Jack est témoin d'un accident de la route mais en réécoutant la bande enregistrée de l'événement, il perçoit un coup de feu qui indiquerait une tentative de meurtre et décide alors de mener l'enquête. En réalisant Blow Out, Brian De Palma pense à deux films où la question de l'analyse d'un son ou d'une image est décisive pour déceler la vérité d'un crime caché : Blow Up (1967) de Michelangelo Antonioni et Conversation secrète (1974) de Francis Ford Coppola. La force du film tient au noyau de vérité caché dans un cri de cinéma dont la puissance de terreur nous rappelle que son origine n'est certainement pas issue de la fabrication habituelle de l'industrie du cinéma.
Scarface (1983)
Le remake d'un classique de Howard Hawks projeté dans l'actualité de l'émigration cubaine est un sommet baroque et extatique du film de gangsters, habité par un Al Pacino plus shakespearien et halluciné que jamais, dans l'un des plus grands rôles de sa carrière. Tony Montana est un prince métèque qui croit au rêve américain de l'enrichissement personnel mais pour autant qu'il en recrache sa version abâtardie et grotesque, cocaïné et parodique.
Body Double (1984)
Lorsque s'affaisse l'industrie hollywoodienne durant les années 80, entre cinéma d'exploitation et pornographie, le modèle hitchcockien en vient lui-même à morfler. Body Double est moins un plagiat de Vertigo qu'un lifting pratiqué sur un cadavre, c'est aussi un geste de survie ultimement romantique pour un homme qui se sait condamné à marner dans les enfers kitsch du bis.
Les Incorruptibles (1987)
Au milieu des années 80, Brian De Palma a besoin d'un succès pour relancer sa carrière et il lui est donné par l'adaptation des mémoires d'Eliot Ness, le célèbre policier qui a combattu la mafia durant la Prohibition. Le film d'une facture assez classique vaut surtout pour la composition ogresque de Robert De Niro en Al Capone et la séquence célèbre de l'escalier filmée au ralenti, reprise anamorphique d'une scène semblable vue dans Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein.
Outrages (1989)
Le retour sur le traumatisme encore vif de la Guerre du Vietnam s'inspire de faits réels en éclaircissant la part d'ombre du soldat intimement persuadé d'avoir été une bonne âme en dénonçant ses camarades coupables d'un viol atroce. La rêverie sur des douleurs passées révèle cependant l'aveu indicible de la bonne conscience éthique et son impossibilité pratique dès lors que le viol intégral d'une nation par une autre a la couleur des yeux bleus partagée entre la victime et son bourreau.
L'Esprit de Caïn (1992)
L'Esprit de Caïn n'est pas seulement un thriller rendu nébuleux par la personnalité multiple et fracturée de son héros, c'est aussi et surtout une déambulation onirique et labyrinthique à l'intérieur d'une fiction dont les nœuds sont des courts-circuits entre rêve et réalité. Un film étrange et somnambule, profondément schizophrène, qui expérimente l'équivalence folle du réel et du possible en invitant le spectateur à accueillir l'écume imaginaire d'infinies virtualités narratives.
L'Impasse (1993)
Le plus beau film de Brian De Palma est une méditation noire et mélancolique sur le destin et la croyance nécessaire à se battre contre le cercle de la fatalité. Autre sommet de la collaboration avec Al Pacino après Scarface, L'Impasse est la chorégraphie ample et sublime d'un homme vieillissant qui sait que son dernier tour de piste doit s'apparenter à un ballet grandiose sinon rien, pour la beauté du geste.
Mission : Impossible (1996)
Bonjour Monsieur Hunt, votre mission si vous l'acceptez est d'arrêter un homme qui s'apprête à rendre publique la liste secrète des agents infiltrés en Europe centrale, bien entendu ce message s'autodétruira dans quelques secondes.... En adaptant sur grand écran la série TV éponyme des années 60, Brian De Palma s'autorise de nombreux écarts, par exemple en n'hésitant pas à éliminer la première équipe du héros joué par Tom Cruise, mais c'est pour mieux nous offrir pour notre plus grand plaisir des moments de grâces dignes de La Mort aux trousses où, autre exemple, une simple goutte de sueur peut ruiner toute une opération, aussi sophistiquée en soit l'organisation.
Mission to Mars (2000)
Une équipe d'astronautes part en mission de sauvetage sur la planète Mars sans savoir qu'ils vont être confrontés à des phénomènes dépassant l'entendement. Mission to Mars est un film de commande mal aimé qui propose cependant dans sa première partie quelques morceaux de bravoure. On pense en particulier à une émouvante séquence de sauvetage dans l'espace qui tourne mal où une femme affronte devant ses yeux l'image en train de se fixer de la perte de son compagnon et du deuil qui s'ensuivra pour l'éternité.
Le Dahlia noir (2006)
Los Angeles 1947, deux inspecteurs, Bucky et Lee, sont chargés d'enquêter sur le meurtre d'une actrice dont le cadavre est retrouvé dans un terrain vague, le visage atrocement mutilé. En adaptant le célèbre roman policier éponyme de James Ellroy inspiré lui-même d'un fait réel, Brian De Palma reprend avec une fidélité frôlant la désuétude les codes du film noir des années 40, tout en sondant le sexisme et la cruauté intrinsèques à l'industrie hollywoodienne.
Passion (2012)
Dans une agence de publicité berlinoise, une employée et sa supérieure s'opposent dans une rivalité mimétique qui va les entraîner très loin dans la folie psychotique. Remake particulièrement réussi du dernier film d'Alain Corneau, Brian De Palma utilise une nouvelle fois la technique éprouvée du split screen mais pour en renouveler une nouvelle fois l'usage, en faisant de l'écran divisé l'image d'un leurre doublé de la révélation d'une faille réelle dans la psyché de son héroïne.
Domino (2019)
L'horloge du film d'espionnage remontée à l'heure du djihadisme intéresse moins qu'un certain état des lieux, triste d'être accablant, des images lié au trafic global de leur circulation. Les vidéos d'exécution avouent alors horriblement leur inspiration cinématographique en rejoignant avec la corrida la vieille matrice de la mise à mort et sa représentation spectaculaire.
Vous pouvez dès à présent emprunter les documents de notre sélection autour de Brian De Palma
Vincent Price : acteur de l'horreur
Immense fut la carrière de Vincent Price, acteur qui commença à tourner vers la fin des années 30 et traversa sans fléchir les décennies jusqu'au début des années 90 dans l'univers bien connu de Tim Burton. Célèbre pour ses rôles marquants dans des films d'horreur, sa filmographie est aussi bien ponctuée par des personnages de films noirs que par des comédies ou des thrillers. Il a ainsi tourné avec de grands noms du cinéma tels Samuel Fuller, Fritz Lang, Otto Preminger, Roger Corman ou bien entendu Tim Burton.
Son timbre de voix (un point commun avec son compère l'autre grand acteur de l'horreur Christopher Lee) a marqué des générations de cinéphiles mais aussi de mélomanes : l'acteur hollywoodien a été doubleur pour des dessins animés, a participé à des projets musicaux d'envergure (dans des clips musicaux ou des concerts d'amis comme Alice Cooper) et à assuré la voix off dans des films.
Retenons au moins trois participations. La première se situe dans un film injustement peu connu de Tim Burton : un court-métrage et sans doute le plus beau film de sa carrière tout format confondu, Vincent (1982). Vincent Price assure la narration et sert fictivement de modèle absolu au jeune héros de l'histoire. La deuxième participation se situe dans le clip historique (le meilleur clip de tous les temps) de Michael Jackson, Thriller, réalisé en 1983 par John Landis (grand cinéaste de l'horreur). La voix terrifiante de Vincent Price et son fameux rire sardonique sont entendus à la fin. Et enfin dans un genre plus enfantin, sa participation à un projet Disney : le doublage original de la voix du méchant Ratigan dans Basil détective privé (1986) de John Musker et Ron Clements.
Voici ci-dessous une sélection de documents à emprunter ou à découvrir par le biais de nos ressources numériques :
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